La couleur secrète de la lavande



Chapitre 1


C’était mercredi, jour de marché dans la petite ville. C’était une des rares occasions que Marie ne ratait sous aucun prétexte pour assouvir la curiosité de ses quatorze ans approchants.
N’ayant pas classe, elle était prête dès le matin à explorer avec soin cet édifice temporaire et branlant qu’est le marché.
Que recherchait-elle? Presque tout, mais surtout des objets colorés et anciens, passés de main en main jusqu’à atterrir sur un étale dans l’attente que quelqu’un sache les apprécier, une personne à qui ils pourraient raconter leur histoire.
Marie ne faisait pas la fine bouche, malgré tout il était très difficile qu’un objet passe l’examen de son esprit critique et tende un piège à son porte-monnaie, mais de temps en temps cela arrivait et ce jour-là ça devait arriver, c’était écrit.

Comme d’habitude il y avait des dizaines et des dizaines d’étalages, de ceux qui se replaçaient précisément au même endroit, aux autres s’adaptant aux espaces restés libres sur les bords de la place, en dehors des allées principales. Des lieux sur lesquels, la plupart du temps, il n’était pas permis de s’installer et pour cette raison un peu moins surveillés par les policiers municipaux, ainsi les vendeurs ambulants avaient plus de temps avant que ceux-ci ne passent. Certains d’entre eux comptaient sur ce temps utile pour gagner quelques sous et il fallait que ça se fasse de bonne heure. Voilà pourquoi leur marchandise n’était pas très bien rangée sur de grands étalages couverts de parasols colorés, mais posée à la hâte presque au niveau de la route, entassée dans des boîtes ou de gros sacs, sans ses belles toiles au-dessus de leur tête qui rendrait pourtant agréable un arrêt.

Elle déambulait depuis un moment dans cet échiquier de végétaux, tissus et bien d’autres choses (encore) quand elle vit de nouveau cet homme à l’angle de la rue supérieure.  Comme la semaine précédente, il avait l’air de se reposer, mais le grand sac étendu à terre bien ouvert laissait entrevoir des objets en vente.
Marie nota également cet autre petit sac posé sur le muret derrière ce personnage insolite, rempli de ce qui semblait être des livres, revues ou de vieilles cartes postales, produits que l’on trouvait en abondance sur un marché. Malgré la distance un rayon de soleil chaud et doré se reflétant sur l’un des objets l’atteignit.
Elle avait bien l’intention de revenir sur ses pas, se demandant comment elle avait pu ne pas farfouiller dans cette camelote et le reflet lui fit accélérer le pas.
Elle s’enfonça de nouveau dans l’odeur âcre de la fumée de la viande rôtie vendue peu avant la petite rue qui l’aurait conduite à la découverte de l’origine cette lumière.

Il s’agissait d’une boîte carrée, peut-être ancienne, d’une hauteur de 5 centimètres sur 20 centimètres de côté, de couleur doré métallique comme une icône.
Sur les côtés il y avait des œillets par lesquels passait un liseré entourant le couvercle qui se fermait au-dessus par un nœud.
Marie l’effleurait déjà du bout des doigts, en pensant à l’effet qu’elle ferait dans sa collection, quand elle entendit la voix du vendeur… elle se souvint alors de ce que sa mère lui conseillait toujours. « Ne pas montrer trop d’intérêt lors d’une transaction et demander tout de suite le prix, l’air de ne pas y toucher, avant d’inspecter l’objet sous tous les angles devant le vendeur!»
Mais la logique et la ruse ne sont pas à la portée de tous et encore moins d’une jeune fille fascinée par les couleurs, les formes et les secrets des objets.
«Tu peux l’ouvrir si tu veux» - lança l’homme sur un ton arrangeant, sans la presser. «Oh non, j’aimais juste la forme, elle serait parfaite pour y mettre des photos.»  «Ou même les lettres de tes amis, ou bien des objets qui te sont précieux.» - rétorqua-t-il, en ajoutant : - «Par contre il faudrait d’abord enlever ce qu’il y a à l’intérieur qui vaut peut-être plus que la boîte…».
La curiosité l’empêchait de rester calme mais la conversation était désormais engagée. Quoi qu’il en soit elle n’avait pas assez d’argent sur elle et quelques mots n’engageaient à rien, pensa-t-elle.
«Et qu’est-ce qu’il y a de si précieux dedans? » - demanda-t-elle à son tour. Le commerçant ne répondit rien mais il prit la boîte entre ses mains et la tourna juste ce qu’il fallait pour que le soleil l’illumine complètement avant de défaire le nœud et d’en soulever le couvercle.
À ce stade Marie était prête à payer n’importe quel prix pour en découvrir le contenu.
Une fois le couvercle retiré, quelques enveloppes de différentes couleurs apparurent. Elles étaient faites en papier épais, repliées et collées de sorte que seule une ficelle à dénouer en permette l’ouverture, comme un sceau qui en garantirait l’inviolabilité.

L’intérêt pour la boîte s’évanouit à la vue de ces enveloppes. « Il y a quoi dedans?» - lui demanda-t-elle avec de l’impatience dans la voix. - « Je ne sais pas tout, je sais seulement d’où elles viennent. Elles étaient dans les affaires d’un vieux magicien, je les ai eues il y a des années avec d’autres choses, en échange de mon aide pour vider et nettoyer un énorme grenier. Je pensais garder tout ça, mais malheureusement à cause d’un accident je ne peux plus travailler, j’ai donc commencé à vendre ces affaires.» - «Et vous n’avez jamais ouvert une seule enveloppe?» - «Si, j’en ai ouvert une presqu’immédiatement mais pour des raisons personnelles je ne peux pas te dire ce qu’il y a dedans. Mais j’en ai vendu quelques-unes et on m’a dit que l’une d’entre elles contenait le secret d’un tour de magie, un tour jamais vu. On m’a aussi dit qu’une autre avait dévoilé l’avenir de son acquéreur. » - expliqua l’homme. - «Alors d’autres enveloppes pourraient révéler d’autres secrets ou prédictions ! Si c’est vrai comment ça se fait que vous ne les ayez pas encore toutes vendues ? » - l’interrogea la jeune fille. - «C’est simple, c’est parce que je n’ai pas encore trouvé d’acheteur prêt à payer le juste prix et une chose est sûre je ne les braderai pas ! ».

Souvent quand arrive le moment de prendre une décision, nous avons déjà oublié comment nous en sommes arrivés là; parfois nous en souvenir nous plonge dans l’embarras car il semble vraiment que le destin guide nos pas et qu’il ne nous reste plus qu’à choisir de prendre ou laisser.
Aussi loin que nous puissions chercher dans notre mémoire, ce qui en ressort est pour le moins flou; comme dans le cas de Marie qui revoyait ce rayon de soleil provenant de la boîte, le vendeur et les enveloppes colorées, tout ça mêlé à cette histoire de magicien et à cette envie de posséder une de ces enveloppes.
Un flot de questions l’assaillait : avait-elle perdu tout intérêt pour la boîte ? Et puis cet homme...ne l’avait-elle vraiment jamais vu ? Pourquoi n’éprouvait-elle aucune crainte ?
Il avait très bien pu inventer cette histoire de toute pièce, et maintenant elle, elle était sur le point de tomber dans le piège !
L’angoisse s’était presque emparée d’elle, elle ne s’aperçut même pas de la voix du vendeur: - «Ma chère enfant, je vois bien que tu as des doutes, j’en aurais à ta place. Ces choses ne sont pas pour tout le monde, voilà pourquoi elles ne sont pas faciles à vendre. Ce que je peux te dire c’est que personne ne s’est encore plaint après l’achat, libre à toi de me croire ou pas.».

Tout était dit, il était temps d’aller au-delà des peurs, de la confiance, de tout. Marie n’avait plus qu’une question et en la posant elle espérait bien mettre l’homme à l’épreuve: - «Elles coûtent toutes le même prix ces enveloppes ?» - demanda-t-elle - «Sincèrement, je n’en connais pas le contenu, que tu choisisses la jaune, la verte ou l’autre, pour moi ça ne fait aucune différence, le prix est le même pour chacune d’elles. Je ne crois pas que tu puisses te le permettre mais comme je dois les vendre je vais quand même te le dire.» - rétorqua-t-il sans tarder.

Ce fut comme recevoir un coup de poing dans l’estomac, elle voulut d’abord s’enfuir. - «C’est sûrement une arnaque, je devrais le dénoncer!» - pensa-t-elle, alors que la colère montait en elle.
Un geste inattendu du vendeur attira de nouveau son attention...c’est seulement à cet instant qu’elle le vit distinctement, et même s’il n’était pas vieux, il était dans un bien triste état.
Il était appuyé contre le muret, se tenant d’une main à la balustrade, son pantalon était relevé sur la cuisse de la jambe gauche à peine au-dessus du genou, son indispensable béquille était posée sur ce même mur.
Autant elle était sûre d’elle l’instant d’avant, autant elle retomba dans une profonde incertitude l’instant d’après. Mais ce qui la fit souffrir le plus ce fut de penser qu’elle ne basait plus, pour juger ce pauvre homme, que sur le prix, trop élevé pour elle, de ces enveloppes dont il s’attendait certainement qu’elles ne lui procurent une bonne partie de l’argent qui lui permettrait de vivre.
Elle pensa que si s’était agi d’une arnaque, celui-là risquait de perdre le peu qu’il avait, et il risquait même de ne plus pouvoir fréquenter les marchés où, comme on le sait bien, les rumeurs circulent vite.
Peut-être n’y avait-il rien d’extraordinaire dans ces enveloppes et au fond, comme au loto, chacun est libre de tenter sa chance. Toutes ces idées et bien d’autres encore traversèrent l’esprit de la jeune fille sans pour autant calmer ce sentiment d’abord de colère et maintenant d’inquiétude qui s’était emparé d’elle, jusqu’à ce qu’elle comprenne quel était le vrai problème. Ce qui la dérangeait le plus c’était bel et bien de ne pas pouvoir satisfaire son désir, sa curiosité, encore un refus dans sa jeune vie pleine de rêves et d’espoirs d’enfant.

Quand elle fut sur le point de s’en aller, s’excusant de tout cœur d’avoir pensé du mal de cet homme, elle posa un dernier regard sur ces trois enveloppes dans la boîte: la jaune et la verte n’étaient que de simples enveloppes qui pouvaient dévoiler une surprise, mais la troisième était une surprise à elle-seule.
Son esprit s’étant libéré de toute culpabilité, colère ou inquiétude, elle prit cette enveloppe entre ses mains pour mieux l’inspecter. Aussitôt elle n’eut plus qu’une seule idée en tête, une idée qu’elle ne pourrait plus chasser de son esprit...cette enveloppe était pour elle… elle avait l’exacte couleur de la lavande qu’elle aimait tant.
Il est impossible de savoir pourquoi les couleurs nous font cet effet et pourquoi une couleur qui plaît tant à une personne, un autre ne la supporte pas. Marie n’aurait jamais quitté l’endroit où elle vivait, ces lieux rayonnants du lilas de la lavande, du lilas de cette enveloppe. Elle comprit alors que pour un rêve on pouvait et devait payer n’importe quel prix, et désormais elle était prête à le faire.

Elle dit alors au vendeur qu’elle voulait cette enveloppe, qu’elle n’aurait même pas cherché à négocier, mais en échange il devait lui promettre de la conserver jusqu’à la fin du marché. Quelques heures pour lui permettre de trouver cette somme importante dont elle assura l’honnêteté de sa provenance.
Elle lui expliqua qu’elle avait des économies et que quelqu’un l’aurait très certainement aidé à compléter la somme. Puis, elle calma la hâte avec laquelle le vendeur semblait vouloir conclure l’affaire en lui faisant remarquer que s’il n’avait pas vendu ces enveloppes jusqu’à présent, il était impossible, en si peu de temps, que se présentent des acquéreurs pour toutes celles-ci. Et puis de toute façon au pays de la lavande, il était sûrement plus facile de vendre les enveloppes jaune et verte.
Elle lui laissa ses 50 francs en échange d’un livre pris au hasard, ainsi si elle ne revenait pas, ils seraient quittes. Et elle lui conseilla de tenir parole, car bien qu’elle soit encore jeune elle connaissait beaucoup de monde et… Mais elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase que l’homme plaçant l’argent et les enveloppes dans un sac, lui dit que puisque lui, lui faisait confiance, elle devait en faire autant.

Deux mercredis par mois Anne emmenait Jean, un ami de Marie de quatre ans son aîné, dans un cabinet médical de la petite ville et la jeune fille profitait de ces occasions pour venir en voiture.
Les soins duraient habituellement un peu plus d’une heure, temps qu’elle mettait pour faire le tour du marché, avant de les retrouver.
Plongée dans un tourbillon d’idées, elle était en train de revenir vers le cabinet, près du parc public, qui se trouvait face à la vallée en fleurs. Peu à peu elle revenait à la réalité : elle n’était qu’une enfant qui était entrée dans un jeu plus grand qu’elle, un jeu d’adultes dans lequel il fallait beaucoup d’argent pour participer!
Elle opposa toute cette sensation de confiance en elle aux observations logiques qu’elle imaginait de la part de sa famille, mais en fin de compte, quand il ne restait plus que des considérations mathématiques, elle se rendit tristement compte que les mots ne sont pas des chiffres. Elle avait beau compter sur la bienveillance de sa mère et de sa tante pour son anniversaire tout proche, elle n’aurait pas la somme demandée (de son père qui avait quitté le domicile, elle n’attendait plus rien depuis longtemps).

Toutefois n’imaginez pas qu’une jeune fille comme elle aurait, ne serait-ce qu’envisager la défaite sans avoir, si ce n’est la certitude, au moins un bon espoir.
C’était là une occasion de tester l’amitié de Jean.
Mais, cette fois-ci, s’agissant d’argent, elle eut un peu honte.


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